J’apprends, je joins mes mains et j’applaudis : Cheikh Hamidou Kane est à l’honneur sur la scène littéraire africaine. Auréolé par le Grand Prix des Mécènes. Un prix littéraire africain, décerné sur la terre africaine, par des Africains – Qui a dit que nul n’est prophète chez soi ?… Belle occasion de revisiter avec plaisir, et heureusement plus de détente que jadis lors des épreuves de dissertation, la modeste mais ô combien notable contribution de Cheikh Hamidou Kane à la littérature africaine. Le chef-d’œuvre, le classique, L’Aventure ambiguë.
L’homme et l’œuvre
Un bon auteur, c’est d’abord et toujours (au moins) un bon livre. A la simple évocation du créateur, la créature surgit aussitôt à l’esprit, fidèle à son maître, comme un « autre moi ». Difficile d’imaginer l’un sans l’autre. Petite démonstration, prononçons ensemble les mots qui sourdent de notre imagination à la lecture des noms Camara Laye : … ; Mongo Beti : … ; Cheikh Hamidou Kane : L’Aventure ambiguë. C’est automatique. Aucun levier à actionner, ça vient tout seul. L’homme et l’œuvre (ah, la belle formule !), à jamais liés par un cordon que l’on dirait ombilical. Le nom et le titre, jumelés par un lien de paternité (réciproque), pour les siècles des siècles. Le livre doit à l’auteur sa venue au monde, et l’auteur doit au livre sa re-naissance en tant qu’écrivain.
Bien sûr, il peut y avoir des exceptions. Il est de ces auteurs, peut-être plus chanceux que doués, qui ont réussi l’exploit d’écrire deux ou trois chefs-d’œuvre en une seule vie. Papa Kane n’a pas cette prétention. On ne le dirait certes pas aussi austère et parcimonieux que Thierno, le précepteur de son héros Samba Diallo, c’est qu’il sait se contenter, peut-être pas du strict minimum, mais du strict nécessaire. Il avait une pensée à exprimer, mieux, une grande question existentielle à soulever, du temps où, tous, étudiants et intellectuels africains avaient ou pensaient avoir des choses à dire. Sur la colonisation, sur les indépendances, le panafricanisme, le racisme, l’apartheid… mais encore, sur le fait ou la fierté d’être Noir : ce mouvement qu’ils ont, Senghor et Césaire, appelé la Négritude.
Cheikh Hamidou Kane a pris sa plume pour exprimer sa pensée, plutôt, Jacques Chevrier l’a si bien dit, son angoisse d’être Noir, d’être homme, tout court. Il l’a fait en un unique et petit livre. Point. Un récit, j’aimerais mieux pouvoir dire un petit conte philosophique d’à peine plus d’une centaine de pages. Avait-il craint de se répéter, en écrivant plus qu’un menu volume sur les multiples problèmes et questionnements de cette époque de l’Afrique, son Afrique ? Certains de ses pairs l’ont pourtant fait, au risque de servir du réchauffé au lecteur, et même de finir par le lasser. Des milliasses de pages avaient été écrites pendant des siècles pour bafouer la dignité de l’homme noir, ils croyaient devoir en faire autant pour donner le change. Cheikh Hamidou Kane, lui, a parlé comme un chef. Une fois. S’approfondir ne veut pas forcément dire s’étendre.
Donc, pour ces petits jeunets, qui, après lecture de ce modeste papier, vont courir les rayonnages à la recherche des livres de Cheikh Hamidou Kane, il se pourrait que le libraire ne vous propose qu’un titre : L’Aventure ambiguë. Publié en 1961, alors que l’auteur, jeune intello fraichement sorti des grandes écoles des Blancs, entamait brillamment avec de hautes fonctions sa carrière professionnelle dans l’administration de son pays, le Sénégal. Il occupera ensuite plusieurs fois des fonctions ministérielles, puis sera représentant de l’UNICEF dans divers pays d’Afrique. Aujourd’hui, à plus de quatre-vingt-dix ans, à l’heure où l’on écrit ses mémoires, Cheikh Hamidou Kane ne nous laisse aucun espoir de le lire à nouveau. Il pense avoir tout consigné dans son chef-d’œuvre. Il n’a plus rien à écrire : allez dire !
Pendant qu’on y est, mon assistante me souffle qu’il y aurait un autre livre de Cheikh Hamidou Kane, publié en 1995. « Ah ! Et c’est quoi le titre, déjà, Margot ? — Les gardiens du temple » Les gardiens du temple : celui-là m’était complètement sorti de la tête. Margot me sauve là… C’est Mahalia Jackson soufflant à Martin Luther King : « Tell’ em about the dream, Martin ! » (toutes proportions gardées). Vraiment, de quoi aurais-je eu l’air! En même temps, que voulez-vous? C’est bien le propre de tout chef-d’œuvre qui se respecte : porter ombrage aux autres créations de son auteur.
L’aventure de Samba Diallo paraît-elle encore ambiguë de nos jours ?
L’aventure de Samba Diallo peut-elle encore paraître ambiguë de nos jours ? Le cliché de l’étudiant africain, englué dans l’angoisse de l’entre-deux-rives, passionne-t-il encore les philosophes et les penseurs ? Pas vraiment. Aujourd’hui, la question ne se pose plus avec la même acuité qu’il y a un demi-siècle. On va à l’école et c’est tout. D’ailleurs, l’expression « Ecole des Blancs » fait un peu vieux jeu de nos jours ; elle est presque sur le point de tomber en désuétude. Les Africains l’ont assimilée (l’école des Blancs), au point de s’en rendre maîtres : « J’apprends le français aux petits Français » (Senghor).
Dans L’Aventure ambiguë, les Diallobé vivaient avec l’angoisse de savoir si en envoyant leurs enfants à l’école, ce qu’ils allaient apprendre valait ce qu’ils allaient oublier. Pour eux, le choix n’aura pas été facile à faire. Peut-être eût-il fallu envisager une autre façon de voir les choses. Celle, plutôt que de redouter l’inconnu, d’aller à sa rencontre, l’accueillir à bras ouverts, le recevoir, au risque de s’y fondre. C’est le rendez-vous du donner et du recevoir dont parlait Léopold Sédar Senghor, l’autre illustre compatriote de Cheikh Hamidou Kane. Le résultat en est qu’aujourd’hui, à tort ou à raison, on a une nouvelle race d’individus qui se revendiquent fièrement « citoyens du monde ».
Choisir ou ne pas choisir, voilà la question !
Shakespeare eût vécu à une certaine époque dans le temps que le fameux soliloque d’Hamlet aurait certainement commencé avec, au sens strictement littéral cette fois, l’embarras du choix. Contemporain de Sartre, et donc du jeune Hamidou Kane, il eût écrit pour sûr : « To choose, or not to choose, that is the question! »
En ces années-là, pour les intellectuels, et les aspirants intellectuels, tout n’est qu’une question de choix, et d’engagement. Oubliée, la logique mathématicienne qui eût voulu que 1+1=2 ; ou encore : choisir de ne pas choisir = ne pas choisir de choisir. Jean-Paul Sartre, philosophe adulé en son temps, jusqu’à l’hystérie, raisonne autrement. Et son postulat peut se résumer en une question-réponse qui fait mouche : Choisir de ne pas choisir n’est-il pas choisir ?… La musique est bonne. Le message passe, séduit la majorité (pour ne pas dire les masses), et ne laisse pas une grande marge de manœuvre aux « non-alignés » ; ceux-là mêmes qui croyaient pouvoir se cacher derrière leur petit doigt, tranquilles dans le confort de l’innocence que confère la neutralité, cependant que, dans la marche du monde, les grands ensembles cérébraux s’entrechoquent et se neutralisent par révolutions interposées.
C’est ainsi qu’en tant qu’intellectuel, ou étudiant, africain de surcroît, on est presque sous pression ; sommé par « le regard des autres » (l’enfer selon le même Sartre), de prendre parti, de défendre son opinion, ses idées, sa politique ou ses aspirations. Mordicus. Les romanciers rêveurs, les poètes puristes de l’art pour l’art sont priés de descendre de leur petit nuage, rappelés à l’ordre sans façons, agrafés par les brigadiers de la littérature engagée. Pour eux, la plume est pistolet, et les mots les balles.
Voilà dans quel contexte Cheikh Hamidou Kane commence à écrire L’Aventure ambiguë, en 1952. Non pas forcément pour s’engager ou prendre position, mais davantage, à mon sens, pour mettre en exergue l’angoisse de se retrouver dans l’obligation de devoir opérer des choix qui engagent, bien plus que l’individu, sa communauté. Aller ou non à l’école des Blancs ? Cette question pourrait-elle se réduire à cette autre : Oublier ou non sa culture ?…
Pourquoi les choses sont-elles si compliquées ? semble se demander, tout au long de L’Aventure ambiguë, le lecteur, si ce n’est le héros lui-même, Samba Diallo. Ne serait-il pas plus simple d’essayer de concilier les extrêmes, trouver quelque part au milieu l’harmonieux point de convergence, ou à tout le moins le seuil de tolérance mutuelle dont parlait Gandhi ? C’est pourtant possible. Cheikh Hamidou Kane lui-même en est la preuve vivante. Il est allé à l’école des Blancs, et il n’a pas oublié sa culture. Pour cela, l’Afrique est fière de toi et t’honore, papa Kane.
J’apprends, je joins mes mains et j’applaudis : Cheikh Hamidou Kane est le lauréat du Grand Prix des Mécènes 2019 !
Eric Mendi, Ecrivain